Tout compte fait, Simone de Beauvoir

19/03/2023

Quatrième tome des mémoires de Simone de Beauvoir Tout compte fait, publié en 1978, sonne à 70 ans, comme un bilan de tout ce qu'elle a aimé, perdu, accompli depuis La Force des Choses.

Revenant sur les derniers mots de ce précédent tome « Je mesure avec stupeur à quel point j'ai été flouée », elle en fait également une sorte de démenti. Non, elle n'est pas devenue pessimiste à l'égard du monde et d'elle-même. La fin de Tout compte fait est d'ailleurs explicite « Cette fois, je ne donnerai pas de conclusion à mon livre. Je laisse au lecteur le soin d'en tirer celles qui lui plairont. »

Ce tome se découpe en 8 chapitres, très inégaux dans les thèmes abordés et dans la réception que j'en ai eue.

Je m'explique en un résumé qui peut paraître long. Je ne crois d'ailleurs pas déroger à ses propres pratiques en le tentant. En outre, une mémoire défaillante nécessite pour moi une mise à l'écrit et la connaissance que je veux avoir à son sujet ne pardonnera pas le moindre écueil.

Le chapitre I démarre sur des réflexions purement philosophiques et assez ennuyeuses sur la vie et le rapport à soi. Il faut franchir ce cap pour retrouver l'autrice qui commente et analyse son siècle. Elle passera d'ailleurs assez brutalement au récit de la mort de ses proches (Violette Leduc, Lise alias Nathalie Sorokine, la mère de Sartre, Camille, Giacometti...). Elle ne tombe pas dans l'atermoiement, loin de là, mais dresse, comme à son habitude, un bilan de leur vie. A la mort succède le renouveau puisqu'elle fait la rencontre de Sylvie Le Bon qui deviendra sa fille adoptive. Elle clôt ce chapitre par la narration de ses rêves (choix que je peine encore à comprendre).

Le chapitre II concerne sa carrière littéraire. Elle fait le point sur la réception de ses dernières œuvres Les Belles Images, La Femme rompue, La Vieillesse. On comprend d'ailleurs que son honnêteté à tout dire révèle une certaine sensibilité à la critique.

Le chapitre III a été le plus long à lire. Ravie de voir qu'elle allait exposer ses goûts littéraires et artistiques, je m'y suis jetée à corps perdu. Hélas, il faut bien avouer que l'effet catalogue m'a déçue. Je retiendrai tout de même son attrait pour les biographies, mémoires et correspondances ou pour quelques écrivains : Soljenitsyne, Cohen, Etcherelli, Leiris, Wilde. Mais surtout, sa haine de Malraux.

Le chapitre IV, que j'appellerai « Les voyages catalogues » fait le tour de tout ce qu'elle a vu en France ou ailleurs, rappelant d'ailleurs ses premières randonnées dans La Force de l'âge lorsqu'elle en détaillait le moindre détail. J'ai de loin préféré les passages qui racontaient véritablement plus qu'ils n'exposaient.

Le chapitre V m'a rappelé pourquoi je l'aimais tant. Elle raconte son voyage au Japon avec Sartre. Les dernières pages ont été fascinantes, sur l'après Hiroshima. J'ai d'ailleurs ajouté à ma PAL le récit de leur guide, Tomiko Asabuki.

Beauvoir et Sartre au Japon en 1966
Beauvoir et Sartre au Japon en 1966

Le chapitre VI, très riche également, narre ses voyages en URSS grâce à la volonté de Sartre d'allier culturellement l'Occident et l'URSS. En outre, elle explique sa rupture avec l'idéologie soviétique de l'URSS depuis le Printemps de Prague.

Beauvoir et Sartre avec Simonov à Moscou en 1962
Beauvoir et Sartre avec Simonov à Moscou en 1962

Le chapitre VII est consacré aux troubles de la décennie : le Vietnam et Israël.

Pour la guerre du Vietnam, on se rend compte du poids qu'a représenté le couple Beauvoir-Sartre dans le monde. En effet, les deux intellectuels font partie de la commission mise en place en Suède puis au Danemark, pour répondre à cette question : le peuple vietnamien est-il en train de subir un génocide ? La responsabilité des USA est clairement engagée, celle des médias taisant les faits également.

Tribunal Russell à Stockholm en 1967
Tribunal Russell à Stockholm en 1967

Puis ils se rendent en Égypte et font la connaissance de Nasser, vu sous un jour plutôt positif jusqu'au déclenchement de la guerre des Six-jours. Viennent ensuite la visite mitigée de la bande de Gaza et celle d'Israël. Contrairement aux gauchistes de son temps comme elle l'affirme elle-même, elle refuse de prendre part au lynchage d'Israël et clôt ce chapitre en rappelant l'antisémitisme qui continue de progresser dans des pays comme la Pologne (ou l'Ukraine dans le chapitre précédent). D'autres bilans me semblent également fondamentaux : celui de l'Algérie qui n'est pas devenue un pays socialiste (la France en est responsable) et où le statut des femmes se dégrade, à Cuba, tombé sous le joug de l'URSS, à la Chine et sa révolution culturelle. J'y ai d'ailleurs appris les sympathies de Sartre, que l'on dit maoïste. Simone de Beauvoir, elle, garde un peu plus ses distances.

L'arrivée à Israël en 1967
L'arrivée à Israël en 1967

Le chapitre VIII, hasard du découpage ? c'est mai 68. Elle décrit la révolte des étudiants, puis celle des ouvriers. Je peine cependant sur un point : se sentait-elle obligée de faire le point sur cette période ou est-ce le point culminant de ce tome ? Personnellement, je suis tentée par la première option, car elle l'avoue clairement : la France est restée longtemps loin de ses préoccupations.

Sartre à la tribune. Beauvoir raconte sa peur qu'il ne puisse plus sortir de l'amphithéâtre bondé.
Sartre à la tribune. Beauvoir raconte sa peur qu'il ne puisse plus sortir de l'amphithéâtre bondé.

Elle clôt son œuvre par son engagement auprès de Sartre pour La Cause du Peuple, ce journal polémique dit anarchiste dont les directeurs ont été successivement arrêtés sauf lorsqu'il s'est agi de Sartre. La cause ouvrière est abordée par la responsabilité du patronat et des Houillères lors de tragiques accidents.

Et surtout, elle fait un point sur son engagement auprès de la cause des femmes. Elle avoue s'être trompée : la lutte des classes ne doit pas se faire avant la lutte des sexes mais en même temps.

Elle montre ainsi que sa pensée n'est pas figée, qu'elle évolue au gré des avancées ou des reculs de la société et c'est ce que j'attends particulièrement d'une intellectuelle engagée.

J'avoue donc m'être parfois lassée à certains moments mais elle reste pour moi une écrivaine incontournable, à la fois pour cette volonté de tout écrire, de tout vivre et de toujours observer le monde avec fascination, désolation ou surprise. Elle a, selon moi, vécu entièrement à travers son siècle et ses envies.


Mes citations : 

"Le lycée est devenu un lieu de contrainte, aussi bien pour ceux qui sont obligés d'avaler cette pâture que pour ceux qui doivent la leur administrer. La situation est si pourrie qu'aucune réforme ne saurait l'améliorer ; c'est une véritable révolution qui serait nécessaire pour donner aux jeunes le désir et les moyens de s'insérer dans la société : il faudrait que ce fût une société différente où la formation des générations nouvelles par les plus anciennes fût conçue tout autrement."

"Se plonger dans une œuvre, en faire son propre univers, chercher à en découvrir la cohérence et la diversité, à en pénétrer les intentions, à en mettre au jour les procédés, c'est sortir de sa peau et tout dépaysement m'enchante."

"On ne peut pas impunément vivre enfermé en soi. L'intelligence se rouille, les intérêts se réduisent."

"Toute douleur déchire ; mais ce qui la rend intolérable, c'est que celui qui la subit se sent séparé du reste du monde ; partagée, elle cesse au moins d'être un exil. Ce n'est pas par délectation morose, par exhibitionnisme, par provocation que souvent les écrivains relatent des expériences affreuses ou désolantes : par le truchement des mots, ils les universalisent et ils permettent aux lecteurs de connaître, au fond de leurs malheurs individuels, les consolations de la fraternité. C'est à mon avis une des tâches essentielles de la littérature et ce qui la rend irremplaçable : surmonter cette solitude qui nous est commune à tous et qui cependant nous rend étrangers les uns aux autres"

"Je regrette que le gauchisme soit devenu presque aussi monolithique que le Parti communiste. Un gauchiste doit admirer inconditionnellement la Chine, prendre parti pour le Nigeria contre le Biafra, pour les Palestiniens contre Israël. Je ne me plie pas à ces conditions. Ce qui ne m'empêche pas d'être très proche des gauchistes sur le terrain qui les concernent le plus directement : l'action qu'ils mènent en France."

"Je n'ai pas été une virtuose de l'écriture. Je n'ai pas, comme Virginia Woolf, Proust, Joyce, ressuscité le chatoiement des sensations et capté dans des mots le monde extérieur. Mais tel n'était pas mon dessein. Je voulais me faire exister pour les autres en leur communiquant de la manière la plus directe, le goût de ma propre vie : j'y ai à peu près réussi."

"En France comme en Amérique, il y a eu depuis Le Deuxième Sexe une abondante littérature qui s'est appliquée à convaincre la femme de sa "vocation spécifique". Elle prétendait "démystifier le féminisme", ce qui revenait en fait à mystifier les femmes. On a déclaré qu'il était démodé, dépassé : argument massue à une époque soumise au terrorisme de la modernité. Les femmes elles-mêmes le récusent, dit-on ; celles qui travaillent ne trouvent dans leur métier que déceptions ; elles préfèrent rester au foyer. Quand deux castes s'opposent, il se trouve toujours dans la plus défavorisée des individus qui par intérêt personnel s'allient avec les privilégiés."


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