Lettres à Nelson Algren, Simone de Beauvoir

07/04/2023

« J'aimerais bien revenir à Chicago en avril, vous parler de moi et que vous me parliez de vous. » écrit Simone de Beauvoir à Nelson Algren le 23 février 1947, à la suite de leur première rencontre « fortuite ». Simone de Beauvoir est alors de passage à New-York pour des conférences. Elle souhaite profiter de son séjour pour avancer sur futur livre L'Amérique au jour le jour. Sur les conseils de Mary G., une ancienne amante d'Algren, Simone obtient un numéro pour le contacter. Ce dernier refuse à deux reprises, puis excédé par l'insistance de Simone, accepte de la rencontrer et de lui servir de guide dans les bas-fonds de Chicago. Il est en effet le mieux placé pour le faire, lui, le « né-natif » de Chicago.

Cette rencontre aboutira à une longue conversation épistolaire, entrecoupée par quelques séjours en Amérique et en Europe. Très dense dans les années 47 à 51, elle s'étiolera peu à peu jusqu'en 1964. Dans ce recueil, seules les lettres de Simone de Beauvoir sont présentes et traduites de l'anglais par sa fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir, les États-Unis s'étant opposés à la publication des lettres d'Algren.

Ce recueil « à une voix » n'a pourtant rien d'ennuyeux : on y découvre des lettres d'amour, de souvenirs partagés, de complicité, de recommandations culturelles ou de discussion politiques. À aucun moment les lettres de Nelson ne m'ont manqué. Cela s'explique tout simplement : tenir une correspondance entre deux continents n'est pas chose aisée en 1947 : les lettres s'égarent, traînent ou disparaissent. Il apparaîtra essentiel à Simone de rappeler chaque question, chaque remarque précédente avant de répondre ou de s'expliquer. C'est alors très facile de suivre le déroulement des événements. Lorsque ça l'est moins, Sylvie Le Bon de Beauvoir explique brièvement ce qu'il est nécessaire de savoir, mais à une juste mesure : c'est le témoin discret de cet amour transatlantique.

Ces lettres sont un fabuleux complément à La Force des Choses, troisième partie des mémoires couvrant en partie cette période. Elle vit les mêmes événements, c'est évident, mais les analyse à chaud. On y retrouve une femme, et non simplement une écrivaine. Et lorsque comme moi, on s'intéresse autant à l'humain qu'à son œuvre, c'est un véritable plaisir de s'introduire dans son intimité (c'est un peu la position du voyeur, il faut bien l'avouer !).

Ainsi, l'explosion charnelle qu'elle ressent est plus claire dans ses lettres. Toute sa vie sentimentale également. Tenue de s'expliquer sur le type de relations qu'elle entretient avec Sartre, il paraît évident qu'elle scinde sa vie en deux blocs radicalement opposés mais complémentaires à son bonheur. Le premier, Sartre, qu'elle ne cessera jamais d'aimer, représente la communion intellectuelle de deux êtres. Le second, Algren, représente une redécouverte du plaisir sensuel, du manque, de la dépendance. A plusieurs reprises, d'ailleurs, elle se confie sur cette dépendance qui l'impressionne. Qui aurait pu croire, dit-elle, qu'à plus de quarante ans, on pouvait revivre ainsi ? 

Beauvoir et Algren, Chicago Tribune
Beauvoir et Algren, Chicago Tribune

Elle est également un peu plus franche sur sa vie personnelle, sur le type de relations qu'elle entretenait avec les étudiantes d'autrefois (et qui l'ont conduite à quitter l'éducation nationale). Ainsi, elle parle de Nathalie Sorokine, exilée aux États-Unis, de son amie russe (Olga) et de la femme juive (Bianca Lamblin) sans toujours les nommer clairement. Les liens qui l'unissent à sa famille (Bost, Olga, Sartre) sont plus transparents.

Côté politique, c'est fort plaisant de lire ses réactions très vives sur l'Algérie, la guerre de Corée, le communisme en France et en Europe, la chasse aux Sorcières menée par les États-Unis et surtout cette prison bilatérale dans laquelle s'enferme l'Europe : ce devoir de choisir entre le capitalisme ou le communisme. Jusqu'à la dernière lettre, elle ne cessera de s'opposer à cette vision manichéenne, elle, surtout, à qui on a reproché de trop juger en « bien » ou « mal » !

Ses nombreux voyages, ses lectures américaines, françaises, européennes, russes, ses analyses cinématographiques sont en outre une pépite pour qui veut se replonger dans le XXème siècle. Une envie de revoir Chaplin, d'écouter Vian, de contempler les tableaux de Van Gogh, d'en lire la correspondance, de découvrir les romans érotiques de Violette Leduc (la femme laide) ou ceux de Genet, de lire Algren (évidemment !), Richard Wright, Faulkner, Genet, d'assister à une représentation d'une pièce de Sartre, et même de (re)découvrir ceux qu'elle honnit tant : Camus, Mauriac…

Ces lettres sont celles d'une femme amoureuse, peinant à définir parfois les limites de cette relation étrange mais si intense. Ce sont celles d'une femme qui se nourrit de discussions politiques, philosophiques, mais également celles d'une femme friande de la vie des autres , parfois sensible mais aussi peu délicate dans ses jugements. Lire ses lettres, c'est parfois avoir l'impression d'écouter ses confidences.

Je prolongerai cette « plongée intime » par la lecture du roman d'Irène Frain Beauvoir in love et celle de la correspondance entre Beauvoir et Sartre, l'idée étant d'avoir une vision la plus totale possible de la personne et de ceux qui l'ont entourée.

Nelson Algren: The End is Nothing, The Road is All (2015)
Nelson Algren: The End is Nothing, The Road is All (2015)

Extraits de lettres :

Je n'ai volontairement pas ciblé les extraits de lettres où Simone de Beauvoir clamait son amour à Nelson Algren, répétitifs et sans grand intérêt littéraire ou personnel. Par contre, il est intéressant de lire les passages où il est temps pour elle de faire la lumière sur son parcours plus intime. Si au début les deux amants se font la promesse quasi non verbale ne pas s'offrir à quelqu'un d'autre, ils comprennent vite que ce sera bien difficile. Ils se permettent mutuellement d'autres relations, à condition d'être transparents tous les deux…

18 mai 1947 : expression de l'amour et de la douleur. Deux sentiments qui accompagneront leur relation à tous les deux jusqu'à la fin…

« Mon bien aimé, je ne sais pas pourquoi j'ai attendu aussi longtemps pour vous dire que je vous aimais. Je voulais être sûre de ne pas dire des mots faciles et vides. Il me semble maintenant que dès le début c'était de l'amour. En tous cas, ça y est, c'est de l'amour et mon souffre. Je suis heureuse d'être si malheureuse parce que je sais que vous l'êtes aussi, et qu'il est doux de partager cette tristesse là. Avec vous le plaisir a été de l'amour ; à présent, la douleur est aussi de l'amour, il nous faudra affronter tous les visages de l'amour. La joie des retrouvailles, nous la connaîtrons, je le veux, j'en ai besoin, je l'aurai. Attendez-moi, je vous attends. Je vous aime plus encore que je ne l'ai dit, plus peut-être que vous ne le savez. J'écrirai très souvent ; faites de même. Je suis votre femme pour toujours. Votre Simone.

19 juillet 1947 : Sartre, un pilier de sa vie

« Depuis presque vingt ans il a tout fait pour moi, il m'a aidée à vivre, à me trouver moi-même, il a sacrifié dans mon intérêt des tas de choses. À présent, depuis quatre, cinq ans, est venu le moment où je suis en mesure de lui rendre la réciproque de ce qu'il a fait pour moi, où à mon tour je peux l'aider, lui qui m'a tellement aidée. Jamais je ne pourrai l'abandonner. Le quitter pendant des périodes plus ou moins longues, oui, mais pas engager ma vie entière avec quelqu'un d'autre. »

8 août 1948 : De l'obligation de faire la lumière sur les relations les plus intimes…

« Vous continuez à me manquer, sèchement, durement, je préfèrerais parfois pleurer, mais j'ai trop pleuré une certaine nuit, ça m'a laissé une douleur sèche et dure et rendue incapable de verser de faciles et paisibles larmes. »

« C'est un homme chaleureux, vivant en tout, sauf au lit. J'en eus vite l'intuition malgré mon manque d'expérience, et peu à peu, ça nous parut inutile, voire indécent de continuer à coucher ensemble. Nous abandonnâmes au bout d'à peu près huit ou dix ans peu couronnés de succès dans ce domaine. C'est alors qu'apparut le jeune et beau Bost… ». Je vous laisse découvrir cette lettre 90, qui met à jour les différentes relations de Simone de Beauvoir.

Lettre d'Algren retranscrite dans La Force des Choses : « Je n'aurai pas d'affaire avec cette femme, elle ne représente plus grand-chose pour moi. Mais ce qui ne change pas c'est mon désir de posséder, un jour, ce que pendant trois ou quatre semaines elle a représenté : un endroit à moi pour y vivre, avec une femme à moi et même un enfant à moi. Ce n'est pas extraordinaire de souhaiter ces choses, c'est même un désir très commun, sauf que je ne l'avais jamais éprouvé. C'est peut-être parce que je vais avoir quarante ans. Vous, c'est différent. Vous avez Sartre et aussi un certain genre de vie : des gens, un intérêt vivant dans les idées. Vous êtes plongé dans la vie culturelle française et chaque jour vous tirez une satisfaction de votre travail et de votre vie. Tandis que Chicago est presque aussi loin de tout qu'Uxmal. Je mène une existence stérile, centrée exclusivement sur moi-même : je ne m'en accommode pas du tout. Je suis rivé ici, parce que, comme je vous l'ai dit et comme vous l'avez compris, c'est mon travail d'écrire sur cette ville et je ne peux le faire qu'ici. Inutile de revenir sur tout ça. Mais ça ne me laisse à peu près personne à qui parler. En d'autres termes, je me suis pris à mon propre piège. Sans le vouloir clairement, je me suis choisi la vie qui convenait le mieux au genre de littérature que je suis capable de faire. Les gens qui s'occupent de politique, les intellectuels m'ennuient, ils me paraissent sans réalité ; les gens que je fréquente à présent me semblent plus vrais : putains, voleurs, drogués, etc. Cependant, ma vie personnelle s'en trouve sacrifiée. Cette histoire m'a aidé à mieux voir les choses entre nous ; l'an dernier, j'aurais eu peur de gâcher quelque chose en ne vous étant pas fidèle. Maintenant je sais que c'était idiot, parce que des bras n'ont aucune chaleur, quand ils se trouvent de l'autre côté de l'Océan, et que la vie est trop courte et trop froide pour qu'on renonce à toute chaleur pendant tant de mois. »

30 octobre 1951 : Une première rupture ?

Dans les lettres, Sylvie Le bon de Beauvoir explique que le mois de septembre 1951 passé aux États-Unis se passe calmement pour les deux « amis » désormais car il est prévu qu'Algren se remarie avec son ex-femme. Au moment de partir, tout est remis en question par la réponse qu'il fait à Simone de Beauvoir quand elle se félicite de conserver son amitié : « Ce n'est pas de l'amitié ».

« Depuis le tout premier jour je me suis sentie coupable envers vous parce que je pouvais si peu vous donner, alors que j'avais pour vous tant d'amour. Je sais que vous m'avez crue, que vous avez compris mes explications. Jamais vous n'auriez accepté de venir vivre définitivement en France, bien que ne vous retienne pas aux U.S.A. le lien qui plus que tout m'attache à Paris. Je ne veux pas plaider à nouveau ce point. Je ne pouvais pas abandonner Sartre, l'écriture, la France. Cependant, je le sais aussi, comprendre mes motifs n'a rien changé au fait brut : je ne vous ai pas donné ma vie, je vous ai donné mon cœur, tout ce que je pouvais vous donner, mais pas ma vie. (…). Sans cesse j'ai craint que vous ne pensiez que je me réservais la part agréable de notre amour sans me préoccuper de vous en laisser la déplaisante. Ce n'est pas vrai. Si j'ai échoué à vous donner le bonheur qu'un grand amour devrait apporter, je me suis rendue aussi très malheureuse ; vous me manquiez de toutes les façons, à chaque instant, et l'idée de ma faute, de votre possible rancune, m'a plus d'une fois rendue absolument misérable. »

Clairement, Simone de Beauvoir tente de conserver un lien avec Algren. C'est une toute autre impression qu'elle donne dans ses mémoires.

La Force des choses – extraits choisis :

« De ma chambre de l'hôtel Lincoln, les yeux brouillés de larmes, j'écrivis une courte lettre à Algren : était-ce ou non fini ? J'arrivai à Paris le jour des Morts, il y avait partout des chrysanthèmes et des gens en noir. Et je connaissais la réponse à ma question. "On peut garder des sentiments à quelqu'un, m'écrivait Algren, mais ne plus accepter qu'ils commandent et dérangent toute votre vie. Aimer une femme qui ne vous appartient pas, qui fait passer d'autres choses et d'autres gens avant vous, sans qu'il soit jamais question de passer le premier, ce n'est pas acceptable. Je ne regrette aucun des moments que nous avons eus ensemble. Mais je souhaite maintenant un autre genre de vie, avec une femme et une maison à moi... La déception que j'ai éprouvée il y a trois ans, quand j'ai commencé à réaliser que votre vie appartenait à Paris et à Sartre, est vieille maintenant, et s'est émoussée. Ce que j'essaye de faire depuis, ç'a été de vous reprendre ma vie. Je tiens beaucoup à ma vie, ça ne me plaît pas qu'elle appartienne à quelqu'un de si lointain, quelqu'un que je vois seulement quelques semaines par an...". Il n'y avait qu'à tirer un trait. Je le tirai. »

9 février 1949 : le personnel est politique…

« Chaque année il y a autant d'avortements que de naissances, à peu près un million, mais l'avortement reste formellement interdit. On vient d'arrêter un médecin que je connaissais très bien et à qui j'ai adressé quantité de femmes dans l'embarras, il les a aidées, les pauvres comme les riches.(...). En revanche un père qui battait son jeune fils presque à mort n'a été que légèrement réprimandé par le tribunal, sans même récolter une peine de prison. Une fois l'enfant né apparemment, vous pouvez le tuer si ça vous amuse, et s'il meurt à la guerre, c'est pour ça qu'on l'a fabriqué, mais tant qu'il est dans le ventre de sa mère, c'est un meurtre de tenter quoi que ce soit contre lui. »

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