Le ventre de Paris (tome 3)

19/11/2023

Une plongée au cœur des Halles de Paris !

Une nuit, aux portes de Paris, Madame François, maraichère de Nanterre, doit arrêter son cheval Balthazar : un corps empêche le passage de sa voiture à légumes. Ce corps, c'est celui de Florent, condamné à la déportation pour sa participation au coup d'état de 1848. Echappé de Cayenne, il est tombé, vaincu par la faim. Il est emmené par la maraichère à la Pointe Sainte Eustache, son ancien quartier, avant l'aube. Tandis que les maraîchers vendent leurs produits aux marchands, Florent, toujours affamé, découvre les récents travaux des halles. Il n'a qu'une hâte, retrouver son frère Quenu, charcutier prospère dont le ventre ne cesse de s'arrondir…

Mon avis :

Une plongée dans les Halles de Paris, quartier historique du 1er arrondissement, dont le surnom « Le Ventre de Paris » évoque à loisir les étals débordants de mets en tous genres. Ces halles dont la modernité repousse, effraie ou séduit, attirent chaque jour des milliers de clients et de marchands répartis dans les dix pavillons de métal et de verre. Dans ses allées, il est facile de confondre le marchand et la marchandise : telle vieillarde vend des légumes fades et fanés, telle demoiselle des fruits colorés et gorgés de sucre… Tout l'art de Zola résidant en ce façonnage de l'Homme.

Florent, nommé contrôleur des halles, traîne le lecteur parmi les gras marchands : les poissonniers, charcutiers, volailleurs, tripiers, fromagers, légumiers jusqu'à provoquer l'indigestion des plus maigres. Dans les pavillons et les ruelles environnantes, l'opulence côtoie à loisir les meurt-la-faim, les étals débordants frôlent les ventres vides et les instincts les plus bas dévorent l'innocence des jeunes gens tandis que la rumeur poursuit son œuvre.

Florent, pourtant au cœur de l'intrigue en est le grand absent : il tend presque à s'effacer au monde, subissant les appétits de ses compagnons et ne prenant part tardivement qu'à la seule véritable action qui vaille d'être menée selon lui : la révolution.

Ce troisième tome est pour moi un véritable miroir de la société du second empire. Il en devient la métaphore romanesque. Et c'est Claude Lantier, peintre raté, dont les œuvres sont toujours en germe, qui la décrit le mieux. Il va peu à peu tenir les rennes du roman, prophétisant la chute de quelques-uns de ses protagonistes.

Comme si lire les prédictions de peintre ignoré ou incompris revenait à écouter l'écrivain naturaliste examinant à la fois les personnages qu'il a crées et le milieu dans lequel ils évoluent. Tout simplement fascinant.

Sélection de passages :

"Claude, les bras ballants, faisant de grandes enjambées régulières, regardait complaisamment les deux ombres, heureux et perdu dans le cadencement de la marche, qu'il exagérait encore en le marquant des épaules.  Puis, comme sortant d'une songerie :

— Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres ? demanda-t-il.

Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s'enthousiasma, parla de cette série d'estampes avec beaucoup d'éloges. Il cita certains épisodes : les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d'échalas envieux ; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l'audace de s'introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d'un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain ; il finit par classer les hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dont l'un dévore l'autre, s'arrondit le ventre et jouit.

— Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le sang des petits mangeurs… C'est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé à son tour… Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras.

Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura :

— Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez… Dites-moi si, avec des ventres plats comme les nôtres, on tient beaucoup de place au soleil.

Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fâchait. Il criait :

— Vous avez tort de trouver ça drôle. Moi, je souffre d'être un Maigre. Si j'étais un Gras, je peindrais tranquillement, j'aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l'or. Au lieu de ça, je suis un Maigre, je veux dire que je m'extermine le tempérament à vouloir trouver des machines qui font hausser les épaules des Gras. J'en mourrai, c'est sûr, la peau collée aux os, si plat qu'on pourra me mettre entre deux feuillets d'un livre pour m'enterrer… Et vous donc ! Vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d'honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnières ; c'était superbe, ces gorges géantes lâchées contre votre poitrine étroite ; et elles agissaient d'instinct, elles chassaient au Maigre, comme les chattes chassent aux souris… En principe, vous entendez, un Gras a l'horreur d'un Maigre, si bien qu'il éprouve le besoin de l'ôter de sa vue, à coups de dents, ou à coups de pied. C'est pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. Les Quenu sont des Gras, les Méhudin sont des Gras, enfin vous n'avez que des Gras autour de vous. Moi, ça m'inquiéterait.

— Et Gavard, et mademoiselle Saget, et votre ami Marjolin ? demanda Florent, qui continuait à sourire.

— Oh ! si vous voulez, répondit Claude, je vais vous classer toutes nos connaissances. Il y a longtemps que j'ai leurs têtes dans un carton, à mon atelier, avec l'indication de l'ordre auquel elles appartiennent. C'est tout un chapitre d'histoire naturelle… Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. La variété est assez commune… Mademoiselle Saget et madame Lecœur sont des Maigres ; d'ailleurs, variétés très à craindre, Maigres désespérés, capables de tout pour engraisser… Mon ami Marjolin, la petite Cadine, la Sarriette, trois Gras, innocents encore, n'ayant que les faims aimables de la jeunesse. Il est à remarquer que le Gras, tant qu'il n'a pas vieilli, est un être charmant… Monsieur Lebigre, un Gras, n'est-ce pas ? Quant à vos amis politiques, ce sont généralement des Maigres, Charvet, Clémence, Logre, Lacaille. Je ne fais une exception que pour cette grosse bête d'Alexandre et pour le prodigieux Robine. Celui-ci m'a donné bien du mal.

Le peintre continua sur ce ton, du pont de Neuilly à l'arc de triomphe. Il revenait, achevait certains portraits d'un trait caractéristique : Logre était un Maigre qui avait son ventre entre les deux épaules ; la belle Lisa était tout en ventre, et la belle Normande, tout en poitrine ; mademoiselle Saget avait certainement laissé échapper dans sa vie une occasion d'engraisser, car elle détestait les Gras, tout en gardant un dédain pour les Maigres ; Gavard compromettait sa graisse, il finirait plat comme une punaise. 

— Et madame François ? dit Florent.

Claude fut très-embarrassé par cette question. Il chercha, balbutia :

— Madame François, madame François… Non, je ne sais pas, je n'ai jamais songé à la classer… C'est une brave femme, madame François, voilà tout. Elle n'est ni dans les Gras ni dans les Maigres, parbleu !

Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l'arc de triomphe. Le soleil, au ras des coteaux de Suresnes, était si bas sur l'horizon que leurs ombres colossales tâchaient la blancheur du monument, très-haut, plus haut que les statues énormes des groupes, de deux barres noires, pareilles à deux traits faits au fusain. Claude s'égaya davantage, fit aller les bras, se plia ; puis, en s'en allant :

— Avez-vous vu ? Quand le soleil s'est couché, nos deux têtes sont allées toucher le ciel.

Mais Florent ne riait plus. Paris le reprenait, Paris qui l'effrayait maintenant, après lui avoir coûté tant de larmes, à Cayenne. Lorsqu'il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs était suffocantes. Il baissa la tête, en rentrant dans son cauchemar de nourritures gigantesques, avec le souvenir doux et triste de cette journée de santé claire, toute parfumée de thym."


« Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je ne peux pas même dire que je fais de la peinture pour mon pays, parce que d'abord mes ébauches épouvantent tout le monde, et qu'ensuite, lorsque je peins, je songe uniquement à mon plaisir personnel. C'est comme si je me chatouillais moi-même, quand je peins : ça me fait rire par tout le corps. (…) si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de faire de la politique absolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez mon cher »

« (Florent). Ce dénouement ne semblait pas les surprendre ; il était un soulagement pour lui, sans qu'il voulût se confesser nettement. Mais il souffrait, à la pensée de cette haine qui venait de le pousser dans cette chambre. Il revoyait la face blême d'Auguste, les nez baissés des poissonnières, il se rappelait les paroles de la mère Méhudin, le silence de la Normande, la charcuterie vide ; et il se disait que les Halles étaient complices, que c'était le quartier entier qui le livrait. Autour de lui montait la boue de ces rues grasses. »

« (Claude) Il était exaspéré par cette fête du pavé et du ciel. Il injuriait les Gras, il disait que les Gras avaient vaincu. Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras, s'arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belle digestion. Comme il s'arrêtait en face de la rue Pirouette, le spectacle qu'il eut à sa droite et à sa gauche lui porta le dernier coup. »


Le marché des Halles continuant de s'étendre au fil des siècles, un immense projet est confié à l'architecte Victor Baltard en 1852 (sous le Second Empire), qui construit dix pavillons en métal et en verre, chacun ayant sa spécialité (viande, légumes…). A l'époque, ces constructions sont une véritable révolution architecturale. Le projet de Baltard inclut la Halle au blé, construite au 18e siècle (1763), qui est toujours visible aujourd'hui, et qui abrite la Bourse de Commerce.



Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer